Le Conseil de Paris vient d’approuver, avant consultations obligatoire et enquête publique, le projet de plan local d’urbanisme bioclimatique préparé par son exécutif, après une longue phase de concertation avec les habitants.
La délibération adoptée indique, page 19, que « le PLU bioclimatique s’attaque fermement à la lutte contre les dérives de marchés qui affectent l’offre de logement et la qualité de vie à Paris. Afin de protéger le logement et de lutter contre certaines activités générant des nuisances, la section UG.1.3 interdit ainsi les magasins dédiés à la vente en ligne et les cuisines dédiées à la vente en ligne (dark stores et dark kitchens ) dans les terrains comportant de l’habitation. La règle interdit également la transformation de locaux situés en rez-de-chaussée vers cette sous-destination ».
C’est l’occasion de revenir sur les contentieux qui ont opposé, en 2022 et au premier trimestre 2023 deux sociétés exploitant des « dark stores » et la ville de Paris, d’abord devant le tribunal administratif (5 octobre 2022 – requêtes N° 2219412/4 et suivantes) puis devant le Conseil d’État (23 mars 2023 – 468360, conclusions Stéphane HOYNCK). Au terme de cette chronique, on s’interrogera, à titre subsidiaire sur les possibilités qu’auraient eu les sociétés requérantes d’invoquer le droit européen à l’appui de leur recours et sur leurs chances de succès si elles avaient choisi d’employer un tel moyen.
Les « dark stores » : une conséquence de l’irruption de l’économie numérique dans le champ de l’urbanisme
Les « dark stores » sont des magasins (le plus souvent des supérettes) transformés en espaces de stockage et de préparation de commandes effectuées en ligne par les particuliers en vue d’une livraison à domicile. L’organisation en rayons subsiste, mais elle est conçue de façon à optimiser l’enlèvement des marchandises par les livreurs. Il est donc rapide et peu coûteux pour les sociétés prestataires de convertir des supérettes en « dark stores ».
Ce service innovant permet de gagner du temps pour effectuer des achats à distance. Le maillage de ces espaces de stockage sur tout le territoire urbain favorise une livraison dans des délais qui peuvent être très brefs.
Cependant, les « darks stores » ont été assez rapidement accusés d’être à l’origine de nuisances dans la mesure où les riverains peuvent subir en continu les arrivées et départs des livreurs devant le « dark store ». Par ailleurs, cette activité très concurrentielle s’exerce au détriment du commerce de proximité traditionnel, qui s’adresse à tous les consommateurs et pas uniquement à ceux qui sont familiarisés avec l’usage du numérique, et qui participe à l’animation de la ville, donc au lien social.
Pour le tribunal administratif, la Ville de Paris ne pouvait valablement s’opposer aux transformations de commerces en « dark stores », en dépit des dispositions qu’elle avait adopté en 2006 dans le plan local d’urbanisme
Ces opérations de reconfiguration de commerces existants ont été vues par la ville de Paris comme des changements de destination non autorisés par le plan local d’urbanisme.
Le principe posé par le code de l’urbanisme est que les bâtiments doivent rester conformes à la destination pour laquelle ils ont été conçus et construit. A quoi bon prévoir des zones à dominante résidentielle, commerciale, artisanale si les équilibres qui ont été définis par les élus peuvent être modifiés au cours du temps, à la suite de décisions d’acteurs privés ?
Le code de l’urbanisme, notamment son article L.151-9, permet ainsi au plan local d’urbanisme de « définir, en fonction des situations locales, les règles concernant la destination et la nature des constructions autorisées ». À noter cependant que, dans certains cas, un changement de destination peut être régularisé par une « déclaration préalable » de l’occupant des locaux. Le fait de ne pas s’opposer à la déclaration équivaut, pour la collectivité destinataire de la déclaration préalable, à donner l’autorisation de changer la destination des locaux ou du bâtiment.
Cependant, dans le cas qui nous intéresse ici, le plan local d’urbanisme parisien interdisait clairement la transformation de commerces en entrepôts.
Dans le cas des « dark stores », on peut observer que les exploitants jouent sur une certaine ambigüité juridique, dans la mesure où tout commerce ouvert au public combine une activité de vente avec une activité de stockage .
Quoi qu’il en soit, l’article L.1481-1 du code de l’urbanisme permet au maire d’adresser aux auteurs de travaux changeant la destination d’un bâtiment une mise en demeure de remettre en conformité celui-ci avec les prescriptions du plan local d’urbanisme.
La maire de Paris, ne s’arrêtant pas aux difficultés d’interprétation, a donc mis en demeure deux sociétés qui exploitaient, au total, 28 « dark stores » à Paris de faire retourner les locaux qu’elles utilisaient à leur destination initiale de commerce de proximité dans un délai de 3 mois sous astreinte administrative (fixée à 200 euros par jour et par établissement).
Les sociétés ont contesté les mises en demeures en élevant, par la voie du référé, des recours visant à obtenir leur suspension devant le tribunal administratif (TA) de Paris.
Celui-ci leur a donné raison.
En premier lieu, le TA a lu l’article L.1481-1 à la lettre : il a considéré que l’existence de « travaux » était une condition nécessaire à la mise en demeure. Or, la maire de Paris ne donnait pas d’indication précise sur la nature desdits travaux et n’établissait pas, selon le TA, que les commerces avaient effectivement été transformés en entrepôts.
En second lieu, les sociétés requérantes soutenaient que, même en admettant la réalité du changement de destination, les locaux avaient été transformés, non en entrepôt, ce qui était interdit par le PLU mais en « espaces de logistique urbaine ». Or, cette destination était rattachée par le PLU aux « constructions et installations nécessaires aux services publics ou d’intérêt collectif » (dénomination abrégée en CINASPIC). Le tribunal administratif a accueilli leurs conclusions, admettant que « ces locaux doivent donc être regardés comme ayant pour objet, à l’instar des espaces de logistique urbaine, d’optimiser en milieu urbain le délai et le mode de livraison par la mise en place d’une logistique dite « du dernier kilomètre« , qui conduit à diminuer le trafic de camions et le nombre de points de livraison dans Paris intramuros, et présentent ainsi un intérêt collectif ».
Selon le TA, le changement de destination aurait donc pu être régularisé par une déclaration préalable et la ville de Paris ne pouvait exiger la remise en conformité immédiate des locaux.
La maire de Paris a alors élevé, dans les 15 jours suivant l’ordonnance du TA, un recours devant le Conseil d’État contre la suspension des mises en demeure, comme l’y autorise le code de la justice administrative.
Le Conseil d’État annule l’arrêt du tribunal administratif pour erreurs de droit et définit la méthode que le juge administratif devrait suivre à l’avenir pour apprécier la réalité d’un changement de destination
Le Conseil d’État devait se prononcer sur trois points :
- le champ d’application de l’article L.1481-1 du code de l’urbanisme ;
- la qualification juridique exacte du changement de destination ;
- la possibilité pour la Ville de Paris de régulariser l’opération à conditions que les sociétés déposent une déclaration préalable.
Sur le premier point, il a analysé les finalités de l’article L.1481-1 du code de l’urbanisme et a considéré que ses dispositions sont applicables à toute opération susceptible d’être soumise à une autorisation d’urbanisme, dès lors qu’elle aurait été entreprise ou exécutée irrégulièrement, sans égard à la nature précise des travaux. Il ajoute qu’il « en est notamment ainsi pour les changements de destination qui, en vertu de l’article R. 421-17 du code de l’urbanisme, sont soumis à déclaration préalable lorsqu’ils ne sont pas soumis à permis de construire ». La lecture littérale de l’article L.1481.1 par le TA de Paris était ainsi constitutive d’une erreur de droit.
Ensuite, le Conseil d’État a considéré que le TA avait commis une seconde erreur de droit en s’appuyant directement sur le règlement du PLU parisien pour conclure que les « dark stores » correspondaient à des espaces de logistique urbaine et non à des entrepôts.
À cette occasion, il indique de manière détaillée quelle méthode aurait dû être employée par le TA.
En premier lieu, il convenait de se fonder, non sur le PLU parisien, mais sur les dispositions du code de l’urbanisme et les arrêtés ministériels d’application pour déterminer si un « dark store » était un commerce ou un entrepôt.
Sur ce point, une difficulté supplémentaire était liée à la recodification du code de l’urbanisme. Le PLU de Paris, adopté en 2006, se fondait, s’agissant des destinations de construction, sur l’ancien article R.123-9 qui a été abrogé et remplacé par l’article R151-27. Or l’article R.123-9 mentionnait 9 destinations alors que l’article R.151-27 n’en compte que 5.
Le Conseil d’État a considéré que cela était sans incidence sur la légalité du PLU, que la Ville de Paris n’était pas tenue de modifier à la suite de la recodification. Cependant, comme l’explique le rapporteur public, il est apparu nécessaire de « recoder l’ancienne nomenclature à 9 destinations dans la nouvelle nomenclature à 5 destinations ».
S’agissant des disposition applicables aujourd’hui, les articles R.151-27 et R.151-28 du code de l’urbanisme ainsi que l’arrêté ministériel du 10 novembre 2016 disposent que sont rattachables à la destination « commerce et activité de service » : « les constructions commerciales destinées à la présentation et vente de bien directe à une clientèle ainsi que les constructions artisanales destinées principalement à la vente de biens ou services » alors que les « constructions destinées au stockage des biens ou à la logistique » sont rattachables à la destination « autres activités des secteurs secondaire ou tertiaires ».
Il en déduit qu’il y avait donc bien changement de destination.
La mairie de Paris aurait-elle cependant pu inviter les sociétés en cause à régulariser le changement de destination par une déclaration préalable ?
Ce n’est qu’à la deuxième étape de son raisonnement que le Conseil d’État s’est penché sur les dispositions réglementaires figurant dans le PLU parisien, l’objectif étant de savoir si les exploitants de « dark stores » auraient pu obtenir la régularisation de leur situation au moyen d’une déclaration préalable.
Il constate qu’en effet le PLU interdit la transformation de « commerce » en « entrepôt » et que, s’il a effectivement admis la possibilité de créer des « espaces de logistiques urbaines », les caractéristiques mêmes des « dark stores » ne correspondent pas à « une logique de logistique urbaine » car ils « ont pour objet de permettre l’entreposage et le reconditionnement de produits non destinés à la vente aux particuliers dans ces locaux » et pas uniquement de permettre un enlèvement rapide des produits par les livreurs.
On peut trouver quelque peu lapidaire la rédaction du Conseil d’État sur ce point. À noter toutefois que les conclusions du rapporteur public, qui a été suivi, comprennent un développement très éclairant. Les conclusions rappellent d’abord que « l’on voit qu’un espace étroit a été créé par le PLU de Paris entre les entrepôts interdits et les espaces de logistique urbaine autorisés ». Cependant on ne saurait en conclure que le PLU a entendu, en indiquant qu’il peut exister des espaces de logistique urbaine, permettre la création d’entrepôts dans les zones mêmes où ils sont interdits.
Sur le fond, se référant aux travaux de l’Atelier parisien d’urbanisme, il explique que les espaces de logistique urbaine (ELU) « sont pensés comme un maillon d’une chaine logistique complète, qui va de plateformes logistiques nationales ou internationales de plus de 20 000 m2 situés dans le grand bassin francilien à des plateformes de proximité gérant les flux métropolitains, ensuite aux ELU au niveau 3 et enfin, le cas échéant, des points relais où sont retirés les colis ». Cette problématique est manifestement distincte de celle d’un entreposage de proximité pour livrer plus rapidement le client.
Lien vers l’arrêt du conseil d’État
http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2023-03-23/468360
Lien vers les conclusions du rapporteur public :
http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CRP/conclusion/2023-03-23/468360
Les requérants auraient-ils pu invoquer le droit européen pour contester la mise en demeure ?
Avant de terminer ce billet, on peut s’interroger sur le point de savoir si les requérants auraient pu réclamer le bénéfice du droit européen et invoquer la liberté d’établissement des prestataires de services, garantie par l’article 49 du traité sur le fonctionnement de l’UE et, notamment, par la directive 2006/123/CE sur les services dans le marché intérieur en soutenant, par exemple, que cette liberté était compromise de manière disproportionnée par les dispositions restrictives, tant du code de l’urbanisme que du PLU parisien.
À qui se poserait la question, on rappellera que l’arrêt « Visser » rendu en janvier 2018 par la CJUE apporte des précisions extrêmement utiles. Dans cette affaire, qui concernait le refus d’une commune néerlandaise d’autoriser l’implantation d’un petit magasin de chaussures dans une zone commerciale destinée au commerce de biens volumineux, la CJUE a dit pour droit :
- que le commerce de biens matériels était bien une activité de service ;
- que la circonstance que l’ensemble des éléments du litige étaient cantonnés à l’intérieur d’un même État-membre était sans incidence sur l’applicabilité du droit européen, la directive service s’appliquant à l’ensemble des prestataires et pas uniquement aux prestataires en provenance d’autres États-membres ;
- que les règles de planifications urbaines, lorsqu’elles affectaient directement le droit d’un prestataire de s’implanter là où il le jugeait pertinent, devaient être regardées comme des exigences à évaluer au sens de l’article 15 de la directive services et, dans le cas d’espèce, comme une limite territoriale. De telles exigences ne sont conformes au droit de l’Union que lorsqu’elles apparaissent justifiées par une raison impérieuse d’intérêt général, qu’elles permettent de mettre en œuvre cet objectif de manière adéquate et qu’aucune mesure moins contraignante n’aurait pu être mise en œuvre.
Toutefois, la CJUE avait admis que la « protection de l’environnement urbain » qui, selon les autorités néerlandaises constituait la justification de la règle de planification urbaine en cause, pouvait être considérée comme une raison impérieuse d’intérêt général. En effet, la présence de petits commerces dans les centres-villes peut être considéré comme un élément significatif d’une politique d’aménagement du territoire.
On peut donc raisonnablement estimer que, si les exploitants de « dark stores » avaient entendu se réclamer du droit européen, le juge administratif, s’appuyant sur la jurisprudence « Visser », leur aurait concédé que la directive « services » était applicable à leur situation… mais que, si restriction il y avait, celle-ci était justifiée. En outre, dans la mesure même où le PLU parisien prévoyait la possibilité d’implanter des espaces de logistique urbaine dans certaines zones, la réglementation locale apparaît proportionnée à son objectif.
Et même si les requérants avaient obtenu du Conseil d’État qu’il pose une question préjudicielle à la CJUE, on peut penser que celle-ci aurait rappelé sa jurisprudence « Visser ».
Il paraît donc très peu probable que les requérants auraient obtenu gain de cause dans ce cas, s’ils avaient choisi d’invoquer la directive « services ».