Pesticides: les juges suprêmes rappellent qu’il n’est pas possible de déroger au principe de précaution

Le 22 décembre 2022, le Conseil d’État donne deux mois à l’État pour achever de déterminer une distance de sécurité minimale entre les champs et les habitations pour chaque pesticide épandu afin que les risques liés à la toxicité de ces produits soient correctement pris en compte.

Le 19 janvier 2023, la Cour de justice de l’Union européenne juge que les dérogations au règlement communautaire sur les produits phytopharmaceutiques prises par certains État-membres afin d’autoriser temporairement l’utilisation de semences traitées à l’aide de néonotinoïdes ne sont pas conformes au droit européen.

Un point commun existe entre ces deux décisions : le principe de précaution. Rappelons que ce principe est au cœur du droit européen de l’environnement. Visé à l’article 191 TFUE, il est au nombre des principes sur lesquels est fondée la politique de l’Union dans le domaine de l’environnement. Au plan national, il est inscrit à l’article 5 de la Charte de l’environnement, constitutionnalisée depuis 2005.

Les deux arrêts récemment rendus rendent compte de son importance et en précisent le mode d’emploi.

La décision du Conseil d’État1

Une première décision, rendue en 2021, imposait à l’État de prendre en compte l’ensemble des risques liés à l’épandage des pesticides, même lorsqu’ils n’étaient pas prouvés.

Dans un premier arrêt, daté du 26 juillet 20212, le Conseil d’État ordonnait au gouvernement d’édicter les mesures réglementaires nécessaires pour définir une distance de sécurité suffisante pour chaque produit employé, ainsi que de prévoir des dispositions spécifiques pour protéger les personnes travaillant à proximité des zones d’épandage.

En effet, si la réglementation imposait une distance d’au moins 20 mètres pour les produits dont la toxicité pour la reproduction ou le caractère cancérigène ou mutagène était avérés, cette distance était réduite à 10 mètres ou 5 mètres pour les produits pour lesquels ces caractéristiques n’étaient que suspectées. Le Conseil d’État avait alors considéré que, pour ce motif, la réglementation méconnaissait le principe de précaution.

Les travaux tardant à aboutir, les associations environnementales et un collectif de maires ont à nouveau saisi le Conseil d’État

Les travaux de définition des distances adéquates n’ayant pas abouti au bout de plusieurs mois, plusieurs associations environnementales ainsi que le collectif des maires antipesticides ont à nouveau saisi le Conseil d’État en février 2022 afin qu’il soit enjoint à l’État de terminer ces travaux sous peine d’astreinte. Le 22 décembre 2022, le Conseil d’État a donné deux mois au gouvernement pour le faire. À défaut, une astreinte de 500 euros par jour de retard serait mise à la charge de l’État.

Si le Conseil d’État a pris acte que le gouvernement a « d’une part demandé à l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) d’accélérer le traitement des demandes de modification des conditions d’emploi des près de 300 produits phytopharmaceutiques de référence classés comme suspectés d’être cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction et dont l’autorisation de mise sur le marché ne prévoit pas de distance spécifique d’utilisation à proximité des personnes résidentes et, d’autre part, indiqué qu’à compter du 1er octobre 2022, les produits de cette catégorie qui n’auront pas fait l’objet d’une telle demande verraient leur utilisation soumise au respect d’une distance de sécurité fixée à 10 mètres par voie réglementaire », il considère toutefois que les ministres en charge de la réglementation « ne sauraient être regardés comme justifiant, à la date de la présente décision, avoir pris les mesures propres à assurer l’exécution de la décision du 26 juillet 2021 ».

Si la sanction financière potentielle prononcée par le Conseil d’État reste légère (15 000 euros par mois constituent une somme symbolique à l’échelle du budget de l’État), on peut néanmoins retenir que le Conseil d’État, qui n’avait pas imposé d’astreinte dans la décision de 2021, a entendu cette fois insister sur la nécessité pour l’administration de prendre à brève échéance les mesures de précaution rendues nécessaires par la protection de la santé publique. La décision mentionne ainsi « l’importance qui s’attache au respect effectif des exigences découlant du droit de l’Union européenne, la gravité des conséquences du défaut partiel d’exécution en termes de santé publique et l’urgence particulière qui en découle ».

L’arrêt de la CJUE3

Un encadrement européen précis pour la mise sur le marché des pesticides

Le règlement européen 1107/2009/CE définit la procédure harmonisée selon laquelle la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques (tels les pesticides) peut être autorisée ou interdite, sous l’égide de l’Autorité européenne de sécurité alimentaire.

L’autorisation des substances actives relève du niveau européen, celle des produits, de celui des États membres. Ces derniers doivent être dotés d’une instance d’évaluation (en France, l’ANSES). Selon ce texte, un produit phytopharmaceutique ne peut être mis sur le marché que s’il est couvert par un règlement d’approbation. A l’inverse, suite aux évaluations menées par l’AESA, les produits contenant des substances trop nocives pour l’environnement ou la santé humaine ou animale peuvent être interdits par des règlements d’exécution pris par la Commission européenne.

Les produits contenant des néonicotinoïdes ont ainsi été interdits en 2018 en raison de leur dangerosité pour les abeilles et par conséquent pour la pollinisation et la biodiversité.

Une possibilité de dérogation problématique

Toutefois, l’article 53, paragraphe 1 du règlement 1007/2009/CE permet aux États membres de déroger, en cas d’urgence, à cet encadrement. Cette disposition prévoit que « dans des circonstances particulières, un État membre peut autoriser, pour une période n’excédant pas cent vingt jours, la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques en vue d’un usage limité et contrôlé, lorsqu’une telle mesure s’impose en raison d’un danger qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens raisonnables ».

C’est en s’appuyant sur cette dernière disposition que la Belgique avait autorisé la mise sur le marché, à titre temporaire, de six produits contenant des néonicotinoïdes pour le traitement des semences de certaines cultures, y compris les betteraves sucrières, ainsi que pour la mise sur le marché des semences ainsi traitées.

En France aussi, l’article L.253-8 du code rural et de la pêche maritime permet aux ministres chargés de l’agriculture et de l’environnement d’accorder, sur le même fondement, des dérogations à l’interdiction d’emploi des néonicotinoïdes, depuis décembre 2020.

Onze États membres au total ont utilisé cette possibilité de dérogation, pour l’essentiel dans le secteur de la betterave sucrière où les récoltes sont régulièrement affectées par la jaunisse, une maladie virale dont les pucerons constituent le vecteur.

Une telle situation pouvait légitimement conduire les défenseurs de l’environnement à s’interroger sur le caractère effectif de l’interdiction des néonicotinoïdes.

La CJUE donne le mode d’emploi de l’article 53 du règlement européen sur les produits phytopharmaceutiques

Saisie par le Conseil d’État belge d’une question préjudicielle à la suite d’un recours déposé par deux ONG de promotion de la diversité, la Cour a précisé comment interpréter l’article 53 du règlement, en cause dans le litige.

Elle rappelle ainsi :

  • que toute dérogation aux dispositions d’un règlement européen doit être interprétée de manière stricte et conforme aux objectifs dudit règlement,
  • que l’objectif du règlement 1007/2009 est notamment d’assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et animale ainsi que de l’environnement,
  • que ses dispositions sont justifiées par le principe de précaution, celui-ci devant prévaloir sur des préoccupations d’ordre économique, telles que la compétitivité de l’agriculture.

La CJUE conclut donc que l’article 43 du règlement 1007/2009/CE ne saurait ouvrir aux États membres la possibilité d’autoriser à nouveau, même pour une durée limitée, des substances qui ont été interdites, en raison même de leur dangerosité pour la santé et l’environnement. En revanche, ce même article pourrait ouvrir aux États membres la possibilité d’autoriser pour une durée limitée des substances dont l’évaluation n’est pas encore finalisée, sous réserve de disposer de garanties suffisantes en termes de sécurité environnementale et sanitaire. Une telle démarche devrait en tout état de cause être justifiée par des raisons d’intérêt général particulièrement impérieuses, par exemple une menace sur la sécurité alimentaire.

La jurisprudence de la CJUE s’impose à l’ensemble des États membres, y compris lorsqu’ils ne sont pas en cause dans le litige. La Belgique, ainsi que les autres États membres, dont la France, qui ont accordé des dérogations permettant d’utiliser des néonicotinoïdes ou des substances traitées à l’aide de ces substances, doivent donc retirer leurs dérogations.

Le 23 janvier, le ministre de l’agriculture en a tiré les conséquences et a annoncé que les néonicotinoïdes ne seraient plus autorisés en France en 2023.

Ces deux arrêts montrent bien que, 28 ans après sa première introduction en droit français (dans la loi « Barnier » de 1995), le principe de précaution a bel et bien une portée pratique et qu’il est désormais un outil puissant entre les mains des juges chargés du contrôle de l’action de l’administration dans un domaine tel que celui de la réglementation de la mise sur le marché et de l’utilisation des pesticides.

1 Décision du 22 décembre 2022 n°62352

2 Arrêt du 26 juillet 2021 n°437815

3 Arrêt du 19 janvier 2023 (n° C-162/21), Pesticide Action Network Europe.