La publication de l’ordonnance du 8 février 2023 relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées est l’occasion d’un passage en revue des formes sociales autorisées pour l’exercice en commun de ces professions.
L’exercice des professions règlementées est d’abord une relation « d’humain à humain » qui engage la responsabilité personnelle du prescripteur. Quels que soient les progrès réalisés en matière d’intelligence artificielle, qui songerait sérieusement à faire rédiger ses contrats par « chat GPT » ou à demander un diagnostic de son état de santé à un robot, même si de telles prestations sont techniquement réalisables ?
On s’accorde à penser que le lien de confiance permis par l’encadrement du titre professionnel et l’indépendance des professionnels ne devrait jamais être altéré par le fait que le client s’adresse à un collectif et non à une seule personne. La solution la plus consensuelle, en France mais plus généralement en Europe, est de faire en sorte qu’en dernière instance, les structures d’exercices appartiennent, au moins majoritairement, aux professionnels. Les difficultés commencent quand il s’agit de définir jusqu’à quel point et comment cela doit être contrôlé.
Historiquement, plusieurs solutions ont successivement été retenues pour cela et coexistent aujourd’hui. Parmi les principales, on retiendra :
Les sociétés de personnes
La société civile de moyens,
Comme son nom l’indique, elle permet à plusieurs professionnels libéraux de partager le coût des moyens matériels ou humains nécessaires à leur activité : loyer du local professionnel, maintenance de la photocopieuse, service d’accueil des clients… mais chaque professionnel reste seul maître à bord : il exerce en son nom propre et sous sa seule responsabilité.
La société civile professionnelle,
Créée par la loi du 29 novembre 1966, la société civile professionnelle (SCP) permet réellement de s’associer dans le cadre d’une société d’exercice dotée de la personnalité morale. La responsabilité par rapport aux tiers est mutualisée entre les associés. Le client contracte avec la société et non avec un professionnel particulier et chaque associé reçoit la part des bénéfices correspondant à son activité.
Les sociétés civiles restent néanmoins des sociétés de personnes et non de capitaux : les fonds propres de l’entreprise sont détenus par les associés et le régime fiscal par défaut reste celui des bénéfices non commerciaux (les recettes perçues contribuent directement au revenu des associés sans possibilité de constituer des réserves).
Les sociétés de capitaux
La société d’exercice libéral
Lorsque le cabinet s’agrandit et que le chiffre d’affaire augmente, il devient fiscalement plus intéressant de constituer une société de capitaux qui sera soumise à l’impôt sur les sociétés, par exemple une SARL, une société par actions simplifiée ou même une société anonyme. Ces formes sociales permettent également, sous certaines conditions, à d’autres personnes que les associés de détenir des parts du capital ou des droits de vote permettant de définir la stratégie de l’entreprise libérale et de participer à ses bénéfices.
Cette possibilité n’était pas ouverte à toutes les professions avant la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990. Le principal apport de ce texte est la création des « sociétés d’exercice libéral » (SEL) dont le modèle est similaire à celui des différentes catégories de sociétés qui figurent dans le code de commerce), à l’exception de celles qui confèrent la qualité de commerçant (sociétés en commandite simple et sociétés en nom collectif). Lorsqu’elles sont destinées aux professionnels libéraux, ces sociétés de capitaux font cependant l’objet d’un encadrement spécifique, en quelque sorte dérogatoire par rapport au code de commerce, afin de garantir le respect des codes de déontologie, à commencer par l’indépendance des professionnels, qui ne doivent pas, en principe, se trouver sous le contrôle d’actionnaires totalement étrangers aux professions concernées. Concrètement, les professionnels libéraux peuvent ainsi constituer, en utilisant le préfixe « SEL » des sociétés à responsabilité limitée (SELARL), des sociétés à forme anonyme (SELAFA) des sociétés par actions simplifiées (SELAS) ou encore des sociétés à commandite par action (SELACA). Toutes ces entités auront des règles de gouvernance analogues celles qui sont fixées par le livre II du code de commerce, auxquelles s’ajoutent les adaptations nécessaires).
La loi sur les SEL a posé, dès l’origine, le principe selon lequel l’actionnariat des sociétés de professions libérales devait être détenu par des professionnels en exercice au sein de la société. Toutefois, dès l’origine, des dérogations à cette condition restrictive étaient prévues pour d’anciens professionnels ayant cessé d’exercer ou leurs ayants droits, pour une durée limitée. D’autres dispositions permettent désormais, selon les professions, des prises de participation par des personnes physiques ou morales exerçant la même profession en dehors de la société, à des personnes exerçant une profession de la même famille voire à des personnes qui n’appartiennent ni à la même profession ni au même groupe de professions.
Ainsi, dans le cas des professions du droit, la participation au capital est autorisée non seulement aux membres de la même profession mais aussi à l’ensemble des professionnels du droit. Par exemple, un notaire ou un huissier de justice peuvent détenir des parts d’une SEL d’avocats et réciproquement.
Pour les professions médicales, c’est parfois le choix inverse qui a été fait. Ainsi, les SEL de médecins ou de sages-femmes peuvent admettre à leur capital jusqu’à 25% de participations extérieures à ces professions. Toutefois, les professions médicales et paramédicales ainsi que les pharmaciens ou directeurs de laboratoires d’analyses biologiques ne peuvent détenir aucune participation dans une SEL de médecins : les médecins étant prescripteurs d’analyses, de médicaments ou d’interventions d’autres professionnels de la santé, leurs sociétés ne peuvent être détenues, même de façon minoritaires par ces professionnels afin de préserver leur totale indépendance et à éviter tout « compérage »[1].
Les autres sociétés d’exercice autorisées par les textes statutaires
Mais la réalité est encore plus complexe car les « textes statutaires » qui régissent la vie de chaque profession ont pu eux aussi prévoir des modalités spécifiques d’exercice en société. Les professionnels concernés peuvent ainsi choisir entre les modèles transversaux représentés par la SCP ou les SEL et le modèle qui figure dans leurs textes statutaires.
Il en est ainsi des experts comptables, régis par l’ordonnance du 19 septembre 1947 modifiée. Celle-ci prévoit, à son article 7, l’existence de « sociétés d’expertise comptables » qui ne sont pas nécessairement des SEL mais qui doivent obéir à des principes similaires. Ainsi, quel que soit le modèle retenu, 75 % des droits de vote (mais non nécessairement des parts sociales) doivent être entre les mains des professionnels de l’expertise comptable. Par ailleurs, nul ne peut détenir une partie des droits de vote de nature à mettre en péril l’exercice de la profession, l’indépendance des experts-comptables ou le respect par ces derniers des règles inhérentes à leur statut et à leur déontologie. Le souci de protéger l’indépendance des professionnels ne se traduit donc pas seulement par les dispositions relatives aux SEL.
Les architectes disposent également de leur propre modèle de société d’exercice. La loi du 3 janvier 1977 prévoit à son article 12 que les architectes peuvent constituer des sociétés civiles ou commerciales entre eux ou avec d’autres personnes physiques ou morales, qui ne sont pas nécessairement des SEL. Pour cette profession, la règle est que plus de 50% du capital et des droits de vote doivent être détenus par des architectes. Par ailleurs, les personnes morales autres que les sociétés d’architecture ne peuvent pas détenir plus de 25% du capital social et des droits de vote. Néanmoins, depuis avril 2009, ce pourcentage est porté à 49% dans les SEL d’architectes.
Ces deux exemples ne sont pas limitatifs. D’autres professions, comme les géomètres experts ou encore les vétérinaires, ont leur propre modèle d’exercice en société.
Plus récemment, la loi « Macron » du 6 août 2015 a autorisé les professions du droit à créer des sociétés « de droit commun » (SARL, SAS…) qui ne s’inscrivent plus dans le cadre de la loi sur les SEL. Cependant, les règles relatives aux participations au capital et aux droits de vote inscrites dans la loi sur les SEL – et désormais à l’ensemble de la gouvernance – s’appliquent également à ces sociétés.
La plupart des professions libérales peuvent ainsi créer des sociétés, soit dans le cadre transversal de la loi sur les SEL, soit dans celui des textes qui les organisent. Il en résulte finalement une liberté plus importante qu’on pourrait le penser, s’agissant de professions rigoureusement réglementées, dans le choix des formes sociales mais aussi une grande complexité des règles applicables.
La société de participation financière des professions libérales.
Depuis 2001, les professionnels libéraux peuvent créer, en plus des sociétés d’exercice, des sociétés de participations financières (SPF-PL) qui correspondent au modèle de la société « holding ».
Ces sociétés permettent aux cabinets en exercice de se regrouper, d’être éventuellement rachetés et de constituer une SPF-PL « tête de réseau » qui définit la stratégie du groupe et des filiales qui sont les cabinets d’exercice.
En permettant la création d’importants portefeuilles d’actifs financiers, les SPF-PL permettent aux professionnels libéraux investisseurs de disposer d’une « force de frappe » financière conséquente. En outre, elles leur permettent d’accéder plus facilement aux emprunts bancaires et donc de disposer d’un effet de levier financier au même titre que les sociétés de service. Enfin, les SPF-PL peuvent permettre de disposer d’un statut fiscal plus favorable grâce au régime d’intégration fiscale au niveau du groupe.
Elles permettent ainsi aux professionnels libéraux de créer des groupes et réseaux de sociétés, adaptés par exemple aux grands cabinets juridiques ou comptables qui bénéficient d’implantations multiples, parfois au-delà des frontières, et se donnent ainsi les moyens de répondre aux attentes de la clientèle internationale.
Afin de préserver l’indépendance des professionnels libéraux, les règles de détention du capital et des droits de vote sont donc calquées sur celles des sociétés d’exercice, la règle étant que les SPF-PL doivent rester détenues, même indirectement, par les professionnels exerçant l’activité qui est investie.
Depuis 2014[2], il est possible de créer des SPF-PL pluri-professionnelles, au sein d’une même famille de profession. Cette possibilité semble jusqu’à présent avoir peu été utilisée.
La société pluri-professionnelle d’exercice
La loi du 6 août 2015 a permis une nouvelle avancée en ouvrant la voie, par le biais d’une habilitation du gouvernement à légiférer par ordonnance, à une inter-professionnalité non seulement capitalistique mais également d’exercice. Depuis une ordonnance du 30 mars 2017, complétée à plusieurs reprises, les professions du chiffre (experts comptables et commissaires aux comptes), celles du droit (officiers ministériels, avocats, mandataires judiciaires) ainsi que les conseils en propriété industrielle et désormais les géomètres-experts peuvent créer des sociétés pour l’exercice en commun de leurs activités respectives.
Pour ces sociétés, la règle est que le capital doit être, que ce soit de manière directe ou indirecte, intégralement détenu par des personnes physiques ou morales exerçant l’une des activités de la société. En outre, la société doit comprendre, parmi ses associés, au moins un représentant de chacune des professions exercées.
Enfin, une série de dispositions fixées par décret visent à assurer le respect du secret professionnel entre les professionnels participant au cabinet et à prévenir les conflits d’intérêts.
Lors de sa création, chaque SPE doit recueillir l’approbation de chacun des ordres professionnels auxquels ses membres appartiennent et, comme les sociétés mono-professionnelles, elle doit envoyer chaque année aux ordres un état de la composition de son capital social.
Les sociétés pluri-professionnelles d’exercice (SPE) peuvent également, comme les SPF-PL, prendre des participations au capital d’autres sociétés. Elles peuvent également exercer des activités accessoires, à la condition que celles-ci soient autorisées aux professionnels qui les composent.
[1] Article R.4113-13 du code de la santé publique.
[2] Décret n° 2014-354 du 19 mars 2014 pris pour l’application de l’article 31-2 de la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990