Comment un litige né dans un autre État membre peut vous concerner (avec quelques exemples)

Le droit européen prime sur le droit national

Il se peut qu’un texte juridique que l’administration vous oppose apparaisse contraire, ou simplement non conforme à une disposition de droit du l’Union européenne (règlement européen, directive, voire article des traité européens). L’administration peut aussi prendre à votre égard une décision, en apparence fondée sur le droit applicable, mais qui ignore un droit qui vous est pourtant garanti par une directive européenne (après expiration de la période de transposition) ou par un règlement européen.

De même, dans le cadre d’un litige avec une personne de droit privée, vous pouvez estimer que les normes juridiques invoquées par la partie opposée ignorent ou méconnaissent une disposition de droit européen qui vous crée des droits.

Si c’est bien le cas, les dispositions de droit national doit être écartées et peuvent être annulée ou, dans certains cas, abrogées par le juge national. 

Le droit européen prime, en effet, sur le droit national. De plus, il est d’effet direct, ce qui signifie que non seulement les États et les institutions mais aussi les citoyens peuvent en réclamer l’application, dès lors qu’il leur ouvre des droits. Il est donc possible d’invoquer le droit de l’Union européenne, en particulier à l’occasion d’un recours devant les juges de l’administration. 

Le juge français est aussi un juge du droit européen

Dans de nombreux cas ou lorsque la jurisprudence est établie, les juges administratifs (tribunaux administratifs, cours administratives d’appel et Conseil d’Etat) considèrent que les normes de droit européens invoquées sont suffisamment claires et précises pour déterminer si elles sont applicables au litige et si les dispositions de droit national qui vous sont opposées leur sont contraires. 

La question préjudicielle : un exemple de dialogue des juges 

Toutefois, en cas de sérieuses difficultés d’interprétation, le juge peut décider de transmettre la question soulevée à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui dira pour droit si les dispositions ou la décision en cause sont compatibles avec le droit de l’Union. Si la CJUE considère que le droit national n’est pas conforme au droit de l’Union, les dispositions en cause devront être annulées ou abrogées. Dans tous les cas, elles ne vous seront plus opposables. On parle à ce sujet de « dialogue des juges ».

Cette procédure, prévue à l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, ne doit pas être confondue avec la procédure d’infraction (prévue aux articles 258 et 260) qui est mise en œuvre par la Commission européenne contre un État membre lorsqu’elle a des raisons de penser qu’il ne respecte pas la législation de l’Union et que les explications données par cet État membre ne l’ont pas convaincue. 

Dans tous les cas, les États membres doivent respecter et appliquer la jurisprudence de la CJUE, y compris lorsqu’elle se rapporte à des affaires qui ne concernaient pas directement leurs ressortissants ou leur territoire. Un arrêt concernant initialement l’Italie ou l’Allemagne peut entraîner l’abrogation d’un texte de droit français s’il apparaît, à la suite de l’arrêt, que les dispositions françaises en vigueur contredisent une norme européenne. 

Quelques exemples

Les agents commerciaux sont des professionnels indépendants qui sont chargés de façon permanente, soit de négocier la vente ou l’achat de marchandises pour une autre personne (souvent un industriel) appelée « commettant », soit de négocier et de conclure ces opérations au nom et pour le compte du commettant : c’est la définition qu’en donne la directive 86-653 qui a défini un statut des agents commerciaux, à l’échelle européenne (définition transposée à l’article L.134-1 de notre code de commerce). Ce texte a notamment pour objet d’harmoniser, de manière protectrice, les relations contractuelles entre les agents commerciaux et les entreprises pour le compte desquelles ils travaillent. A défaut d’une telle harmonisation, les relations entre les agents commerciaux (le plus souvent des personnes physiques ou de petites entreprises) et leurs commettants, de taille plus importante pourraient s’avérer déséquilibrées. La directive prévoit notamment qu’en cas de rupture des relations contractuelles, une indemnité est due à l’agent commercial. 

Un fabricant de prêt à porter et de bijoux avait mandaté une agente commerciale pour diffuser les produits en question dans une région française et les exposer dans son showroom. Après rupture des relations contractuelles, le fabricant avait refusé de régler l’indemnité réclamée par l’agente commerciale au motif que leur contrat ne l’autorisait à négocier ni les prix ni les quantités vendues. 

L’agente commerciale a alors assigné le fabricant de prêt-à-porter devant le tribunal de commerce de Paris pour obtenir le règlement de son indemnité. Le tribunal, qui s’interrogeait sur le sens exact du terme « négocier », puisque l’agente commerciale ne pouvait discuter avec les clients potentiels (magasins de détail) ni les prix ni les quantités, a transmis une question préjudicielle à la CJUE. La Cour, se référant au texte de la directive de 1986, retient que les missions d’un agent commercial consistent avant tout « à apporter de nouveaux clients au commettant et à développer les opérations avec les clients existants ». Ces objectifs peuvent être atteints sans nécessairement agir sur les prix ou les quantités vendues, par exemple, comme le note la Cour « au moyen d’actions d’information et de conseil ». Par ailleurs, elle se fonde sur les objectifs même de la directive : protéger les agents commerciaux dans leurs relations avec leurs commettants, promouvoir la sécurité des opérations commerciales et faciliter les échanges de marchandises entre les États membres. Elle rejette une interprétation trop restrictive du terme « négocier » qui aurait pour effet d’exclure une part importante des agents commerciaux du bénéfice du statut créé par la directive de 1986. Elle confirme donc le bon droit de l’agente commerciale à être indemnisée après la rupture des relations contractuelles. 

Arrêt du 4 juin 2020– affaire C-828/18

Le savoureux fromage franc-comtois dénommé morbier ressemble un peu à une tomme de montagne mais il présente une caractéristique bien particulière :  une mince bande de cendres de charbon de bois est insérée dans l’épaisseur de la pâte. Ce fromage de terroir bénéficie, depuis décembre 2000, d’une appellation d’origine contrôlée (AOC). 

Une fromagerie industrielle produisait, hors du terroir de Morbier, un fromage de texture comparable et pourvu d’une mince bande, mais qui n’était pas en charbon végétal. Le fromage en question, qui ne bénéficiait pas de l’AOC, n’était plus vendu depuis 2007 sous la dénomination morbier. Toutefois, le Syndicat interprofessionnel de défense du fromage de Morbier (abrégé en « syndicat du morbier ») avait, en 2013, intenté un procès à cette fromagerie, invoquant une concurrence déloyale et parasitaire car il considérait qu’il imitait indument l’authentique fromage de Morbier. 

Le litige s’est poursuivi jusqu’à la Cour de cassation qui, à la suite d’un pourvoi du syndicat du morbier contestant un jugement défavorable de la cour d’appel de Paris, a choisi d’interroger la CJUE sur la conformité de la commercialisation du fromage industriel au droit européen. Il existe en effet deux règlement européens applicables à l’affaire : le premier sur la protection des indications géographiques et des appellations d’origine des produits agricoles et des denrées alimentaires, le second sur la qualité des produits agricoles. Ces deux textes déterminent les critères d’attribution des AOC pour toute l’Europe et les protections dont bénéficient les producteurs.

La CJUE a répondu à la question préjudicielle par un arrêt du 17 décembre 2020. Elle a ainsi rappelé que l’un des objectifs premiers de la protection conférée par une AOC était d’éviter d’induire le consommateur en erreur quant à l’origine de ce qu’il achète. La protection va donc bien au-delà du seul nom du produit et peut concerner, en particulier, son aspect. 

A la suite de cet arrêt, la Cour de cassation a jugé, le 14 avril 2021 (pourvoi n° 17-25.822), que la cour d’appel de Paris avait « privé sa décision de base légale ». Elle donc demandé à cette même cour d’appel de juger à nouveau l’affaire, en tenant compte de l’arrêt de la CJUE. Le 18 novembre 2022 (21/16539), la cour d’appel de Paris a, en conséquence, interdit à la société fromagère « de fabriquer et offrir à la vente un fromage reproduisant la raie sombre centrale et horizontale, caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage d’appellation d’origine morbier, alliée à la reprise des caractéristiques de forme et d’apparence du fromage d’appellation d’origine morbier, ce, dans un délai de trois mois à compter de la signification du présent arrêt » et l’a condamnée à verser au syndicat du morbier 15 000 euros de dommages et intérêts au titre des préjudices moral et économique subis par ce dernier. 

Et ce qui vaut pour l’AOC « morbier » est valable pour l’ensemble des produits bénéficiant d’une AOC, partout en Europe. La portée de l’arrêt de la CJUE va donc bien au-delà du terroir concerné en premier lieu par cette affaire. 

Arrêt du 17 décembre 2020 – affaire C-490/19

La directive « voyages à forfaits » (directive 2015/2302/UE du 23 novembre 2015) harmonise les droits des consommateurs européens dans le domaine du tourisme et des voyages organisés. Elle a récemment fait l’objet d’une interprétation par la CJUE. 

Un couple allemand avait réservé un séjour aux Îles Canaries (territoire espagnol) à partir du 13 mars 2020. Ils purent s’y rendre malgré l’épidémie de COVID 19 mais, dès le 15 mars, un confinement était décidé par les autorités espagnoles. Toutes les plages furent fermées et les touristes se virent obligés de rester dans leur chambre d’hôtel, qu’ils ne pouvaient quitter que pour prendre leurs repas, sans même pouvoir profiter de la piscine de l’établissement. Ils durent finalement rentrer en Allemagne deux jours plus tard. 

Le couple de touristes demanda le remboursement de 70 % des frais engagés à l’organisateur du séjour. Celui-ci refusa, estimant n’avoir commis aucune faute et que sa responsabilité ne saurait être engagée devant ce cas de force majeure. 

Ils intentèrent alors un procès à l’organisateur, dont ils estimaient qu’il les privait d’une indemnisation qu’ils pensaient garantie. La Cour d’appel de Munich saisit la CJUE en interprétation de la directive « voyages à forfait ». Le 12 janvier 2023, la CJUE a rappelé dans sa réponse qu’en tout état de cause, les prestations fournies lors d’un séjour devaient être conformes à ce qui avait été réservé et que même la force majeure ne pouvait exonérer l’organisateur de cette obligation de résultat.

Les voyageurs pourront donc être indemnisés à hauteur des prestations non fournies dans le cadre de cette responsabilité sans faute de l’organisateur.

Arrêt du 12 janvier 2023 –  affaire C-396/21

Les plages, qui en principe font partie du domaine public, peuvent faire l’objet de concessions à des exploitants privés qui y installent des équipements touristiques, récréatifs ou sportifs (par exemple buvettes, chaises longues) moyennement le payement d’une redevance à la collectivité qui concède la plage. 

En Italie, la loi permettait de renouveler tacitement les concessions déjà accordées, en pratique indéfiniment, au nom de la protection des investissements réalisés par les concessionnaires. A la suite de deux litiges portant sur le renouvellement de concessions, la CJUE, saisie par des juges italiens, a clairement indiqué que des concessions à des exploitants privés en vue d’exercer une activité économique étaient des « autorisations d’exercer une activité de services » au sens de la directive «services » (directive 2006/123/CE sur les services dans le marché intérieur). Cette directive précise que lorsque le nombre d’autorisations est limité, ce qui est le cas ici (la surface des plages n’étant pas extensible), les autorités publiques devaient organiser une procédure de sélection impartiale et transparente. La CJUE en a conclu que les concessions existantes ne pouvaient être tacitement renouvelées indéfiniment et qu’une mise en concurrence, même minimale, était nécessaire à l’expiration de la période de concession. Cela était déjà prévu pour les concessions dont l’objet était la mise en œuvre d’un service public mais pas explicitement lorsqu’il s’agissait de l’exercice d’activités purement privées. 

La France a tiré les conséquences de cette jurisprudence en complétant le code général de la propriété des personnes publiques qui prévoit désormais que lorsqu’un titre de concession « permet à son titulaire d’occuper ou d’utiliser le domaine public en vue d’une exploitation économique, l’autorité compétente organise librement une procédure de sélection préalable présentant toutes les garanties d’impartialité et de transparence, et comportant des mesures de publicité permettant aux candidats potentiels de se manifester ». Ces dispositions figurent à l’article L.2122-1-1.

Arrêt du 14 juillet 216 – Affaire jointes C‑4

Votre avocat peut vous représenter et vous assister devant la CJUE. Il produira un mémoire pour exposer vos moyens, comme il le fait devant les juridictions françaises. Il pourra également être amené à plaider devant la CJUE si celle-ci décide d’organiser une phase orale, ce qui le cas pour les affaires les plus importantes.

Dès lors que les sources européennes irriguent chaque année notre droit, il est donc essentiel de faire appel à un avocat disposant d’une véritable expertise, tant en ce qui concerne les instruments de droit européen (règlements, directives), qu’en matière de procédure et de jurisprudence de la CJUE. 

Enfin, il peut être aussi très utile de disposer d’une information à jour sur les projets de textes européens (qui font souvent l’objet de « livres blancs » puis de « communications » de la Commission européenne et sur les textes en cours d’adoption par les institutions de l’Union (Parlement européen et Conseil européen).