Alors que la relation entre les professionnels libéraux et leurs clients reste souvent perçue comme une relation de personne à personne basée sur la confiance et la présence d’obligations déontologiques, on voit aujourd’hui se développer de puissants cabinets d’avocats, d’architectes, ou de comptables qui ont une dimension nationale, européenne, voire mondiale. Qui a le droit d’y investir ? Qui y détient vraiment le pouvoir ?
L’ordonnance du 8 février 2023 ne fait pas que clarifier le droit à ce sujet, elle assure la sécurité juridique de ces sociétés et vise à concilier le développement des entreprises libérales avec les exigences déontologiques essentielles communes aux professions concernées. Pour cela, les ordres professionnels sont confortés dans leurs missions de contrôle.
L’ordonnance du 8 février 2023[1] relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées a pour objectif, non de simplifier au sens strict, mais de rendre plus lisible et plus accessible le droit applicable à l’exercice en société des professions libérales réglementées. Elle nous donne l’occasion d’examiner les modalités définies pour l’exercice en commun de ces professions ainsi que les limitations dont elles sont l’objet, s’agissant de la détention de leur capital et des droits de vote dans leurs structures de gouvernance.
Visant non moins de 2 directives européennes, 7 codes, 2 lois organiques et 13 lois ordinaires ou ordonnances (ce qui donne une idée de l’ampleur du chantier), elle refond en un seul texte l’ensemble des dispositions législatives transversales relatives à l’exercice en commun des professions réglementées, en particulier la loi du 29 novembre 1966 relative aux sociétés civiles professionnelles[2] et la loi du 31 décembre 1990 relative à l’exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé dite ci-après « loi sur les SEL »[3].
Ce dernier texte permet, depuis 1991, aux professions libérales de constituer des sociétés de capitaux, analogues à celles qui figurent dans le code de commerce mais encadrées de manière à assurer le respect des déontologies professionnelles. Il a été à plusieurs reprises complété en vue d’élargir l’éventail de choix de d’outils et de formes sociales à la disposition des professionnels. La contrepartie de ces assouplissements successifs est qu’il était devenu, au fil du temps, de plus en plus complexe, au point de devenir difficilement lisible, y compris pour les ordres professionnels chargés de l’appliquer.
Concilier « professionnel seul maître à bord » et cabinet de dimension européenne : une longue histoire
L’exercice des professions libérales réglementées a longtemps été réservé à des personnes physiques, tant il paraissait évident que leurs activités, hautement qualifiées, n’étaient praticables que sous forme d’une relation directe entre le client et le professionnel. Cette nouvelle ordonnance rappelle à son article premier que la caractéristique commune de toutes les professions libérales est qu’elles doivent être exercées, non comme des commerces, mais comme des missions au service du client, du patient et du public[1]. Toutes ces professions ont aussi en commun le fait de devoir faire respecter par leurs membres des codes de déontologie contenant les principes essentiels d’exercice, au premier rang desquels figurent le secret professionnel, la prohibition des conflits d’intérêts et l’indépendance des professionnels.
Cependant, ces professions sont placées dans un univers concurrentiel et leurs membres sont aussi des chefs d’entreprises.
De plus, dans le contexte du marché intérieur européen, toute restriction apportée par les autorités des États membres à l’accès ou à l’exercice des professions de services affecte le droit d’établissement reconnu par les traités et les lois européennes. La directive 2006/123/CE relative aux services dans le marché intérieur contient ainsi, à son article 15, une liste d’exigences (des États à l’égard des prestataires de services) à évaluer. Ces exigences, parmi lesquelles « l’obligation d’être constitué sous une forme juridique particulière » et celles qui sont relatives « à la détention du capital d’une société » ne sont donc pas nécessairement contraires au droit de l’Union (la même directive contient d’ailleurs une liste d’exigences interdites) mais elles doivent être justifiées par un objectif d’intérêt général et proportionnées à celui-ci. Les États membres doivent donc, depuis 2006, justifier leurs réglementations.
Dans ce contexte de convergence réglementaire, sinon d’harmonisation au sens strict, on voit se développer de puissants cabinets ou réseaux de professionnels libéraux à l’échelle européenne, voire mondiale et une régulation reste nécessaire, afin de préserver, tant la concurrence, que la qualité de service et les déontologies. Au delà, la plupart des sociétés de professions libérales qui restent le plus souvent des PME doivent pouvoir continuer à trouver leur place sur ce marché et se développer.
Par ailleurs, l’exercice des professions libérales recourt de plus en plus largement à la technologie et des investissements importants sont souvent nécessaires, que ce soit dans les domaines médical, comptable, juridique ou dans celui de l’architecture. Et se grouper permet aux professionnels de bénéficier d’un régime fiscal plus favorable à l’investissement et de conditions de financement plus avantageuses.
Les possibilités d’exercer une profession en commun, principalement sous forme de sociétés, se sont donc multipliées au fil du temps.
Aujourd’hui, coexistent des dispositions inscrites dans les lois et règlements relatifs à chaque profession (on parle de « textes statutaires ») et des dispositions transversales, applicables à toutes les professions . L’exercice n’est plus seulement mono-professionnel (de façon classique, un cabinet est une équipe de membres d’une même profession) mais aussi pluri-professionnel : des avocats, notaires, experts comptables et conseils en propriété industrielle peuvent, par exemple, créer un cabinet commun…sous réserve de son inscription auprès de chacun des ordres professionnels concernés et du respect de dispositions précises garantissant le strict respect du secret professionnel. Par ailleurs, des véhicules pour investisseurs ont été créés : les sociétés de participation financières de professions libérales grâce auxquels il est possible de créer de véritables holdings de cabinets professionnels, là aussi pour une seule ou plusieurs professions de la même famille.
Quelle que soit la profession, un principe doit être respecté : toute entreprise consacrée à une activité libérale réglementé doit être détenue, en dernier ressort, par des membres de la profession ou, pour les professions du droit, de la même famille professionnelle. Cela vaut aussi pour les détentions indirectes (via des personnes morales) y compris en cas de détention par une « personne européenne ». Cependant, l’accès au capital n’est plus réservé aux seuls associés en exercice ou à leurs ayant droit. Il est également ouvert aux membres de la même profession et, pour les professions du droit, de la même famille professionnelle. Il est également expressément ouvert aux professionnels réglementés des autres États membres ainsi qu’aux personnes morales qu’ils constituent. L’ordonnance contient d’ailleurs à ce sujet une définition de la « personne européenne ».
Si, pour certaines professions, les participations d’investisseurs extérieurs (étranger au « monde libéral ») sont admises, elles ne doivent en aucun cas être majoritaires et les ordres professionnels peuvent s’y opposer en cas de menace pour l’indépendance des professionnels. Les règles relatives à la gouvernance des sociétés, qui dépendent de la forme sociale choisie, sont adaptées, lorsque cela est apparu nécessaire, pour garantir l’indépendance des professionnels.
L’ambition de la refonte : rendre le droit plus lisible et plus sûr pour les professionnels et les ordres chargés de les contrôler.
Le premier objectif de l’ordonnance est de clarifier le droit applicable sans nécessairement prétendre « simplifier » une réalité qui reste des plus complexes, pour des raisons qui relèvent autant de l’économie, de l’histoire et des pratiques de chaque profession que de l’état de la réglementation. Le texte concerne essentiellement les dispositions transversales, communes à toutes les professions. En revanche, les dispositions statutaires ne sont que très peu modifiées.
Au-delà de l’amélioration souhaitable de la lisibilité de l’ensemble des dispositions, il s’agit aussi d’améliorer sa sécurité juridique en faisant en sorte qu’elles soient facilement compréhensibles.
L’ordonnance s’ouvre par quatre articles de définitions, qui permettent de définir clairement son champ d’application, comme le font les directives de l’Union européenne. Cette présentation, originale pour un texte de droit interne, rappelle les directives européennes dont les premiers articles sont souvent consacrés à définir les termes qui seront employés par la suite. Sont ainsi définis les termes « profession libérale », « famille de profession », « professionnel exerçant » et « personne européenne ».
L’ordonnance donne le détail des formes sociales admises pour l’ensemble des professions libérales réglementées
Le reste du texte récapitule les différentes formes sociales autorisées pour l’exercice en commun des professions libérales et les règles applicables à chacune d’entre elles, en particulier en ce qui concerne leur gouvernance et les règles de détention du capital.
Plus précisément, le livre I traite des sociétés civiles : société civile professionnelle, société civile de moyens ainsi que de deux autres formes sociales moins utilisées : la société en participation (dépourvue de personnalité morale) et la coopérative.
Le livre II reprend les dispositions relatives sociétés de capitaux que sont les sociétés d’exercice libéral (SEL), en abordant aussi les principales déclinaisons pour chaque famille professionnelle.
Les livres III et IV sont respectivement consacrés aux sociétés d’exercice pluri-professionnelles et aux sociétés de participation financière des professions libérales.
En savoir plus sur les différentes formes sociales autorisées (sur ce blog)
Quelques innovations méritent d’être signalées
En premier lieu, on se souvient que la loi « Macron » du 6 février 2015 avait autorisé les professions juridiques et judiciaires à créer des sociétés relevant directement du code du commerce, à l’exception de celles qui confèrent la qualité de commerçant (sociétés en nom collectif et sociétés en commandite simple) et non de la loi sur les SEL, sous réserve de respecter les conditions relatives à la détention du capital applicables aux SEL.
Cette banalisation des formes juridiques avait été saluée comme une avancée vers plus de souplesse dans le choix des formes sociales et parfois considérée comme une première étape vers la disparition des SEL, devenues superflues et leur remplacement par des sociétés de droit commun, au prix d’une insertion des restrictions et encadrements demeurant nécessaires dans les textes statutaires, à l’image de ce qui existe déjà, par exemple pour les sociétés d’experts comptables. Un rapport confié à l’inspection générale des finances préconisait ainsi, en 2020, de mettre en extinction le régime des SEL. C’est finalement la solution inverse qui est retenue : la possibilité de créer des sociétés de capitaux qui ne contiennent pas dans leur dénomination le préfixe « SEL » est maintenue mais ces sociétés devront respecter à l’avenir l’intégralité des prescriptions du livre II de la nouvelle ordonnance. Autant dire que la libéralisation ouverte en 2015 ne s’applique désormais qu’à la seule dénomination des sociétés.
En second lieu, des possibilités nouvelles sont introduites pour les SPF-PL : elles pourront détenir, non seulement des parts sociales comme c’est déjà le cas, mais aussi des actifs immobiliers (immeubles ou parts de sociétés civiles immobilières). En outre, elles pourront également détenir des sociétés commerciales, à conditions que les activités de ces sociétés soient autorisées, à titre accessoire, aux professionnels libéraux qui les détiennent. On peut y voir un encouragement au développement des entreprises de « legal tech » lorsque celles-ci sont détenues par des avocats, mais d’autres activités accessoires, par exemple la formation, peuvent aussi être concernées.
On pourra noter en troisième lieu que, si la règle qui impose aux sociétés de professions libérales de communiquer chaque année à l’ordre dont elles relèvent la composition de leur capital social et des droits de vote associés est, bien sûr, maintenue, elle est complétée par une disposition nouvelle qui prévoit que les conventions « contenant des clauses portant sur l’organisation et les pouvoirs des organes de direction, d’administration ou de surveillance » doivent, elles aussi, être portées à la connaissance des ordres.
Il s’agit d’une disposition de transparence qui vise notamment certains pactes d’actionnaires. Elle devrait permettre aux ordres professionnels de savoir qui détient réellement le pouvoir, notamment dans des structures très capitalistiques, afin de s’assurer que l’indépendance des professionnels est réellement respectée.
Enfin, dans le fil de la loi « PACTE » qui avait élargi aux commissaires aux comptes le périmètre des professions pouvant constituer des sociétés pluri-professionnelles d’exercice, l’ordonnance autorise les géomètres experts à participer à ces sociétés.
Pour conclure
De nombreuses réformes ont été qualifiées de « révolutions » plus ou moins tranquilles. Ce n’est pas vraiment le cas ici car, plutôt qu’une nouvelle ouverture « révolutionnaire », ce qui est recherché est plutôt la pérennité des dispositions législatives transversales et la recherche du meilleur équilibre possible entre ces dispositions et les « textes statutaires ». On ne peut que souligner que la clarté et la lisibilité d’un texte sont des gages de sécurité juridique, celle-ci étant une condition essentielle du développement, national et européen, des cabinets de professions libérales. Tout ceci devra encore être confirmé par les décrets d’application de cette ordonnance, qui sera applicable au 1er septembre.
Lien vers le texte complet de l’ordonnance du 8 février 2023 (sur Légifrance)
[1] Comme l’écrivent Stéphane Bortoluzzi et les co-auteurs des « Règles de la profession d’avocat », un consensus s’est dégagé au XIXe siècle selon lequel « la profession libérale n’est pas un métier mais une mission» (édition 2022, p. 54).
[1] Ordonnance n°2023-77 du 8 février 2023 relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées.
[2] Loi n°66-879
[3] Loi n°90-1258