Les commissaires aux comptes peuvent-ils s’appuyer sur la directive services pour pouvoir exercer des activités purement commerciales ?

Retour sur la question préjudicielle du haut conseil du Commissariat aux comptes à la CJUE.

Fiducial est un groupe de services aux petites entreprises. Exerçant initialement des activités d’expertise comptable et de commissariat aux comptes, le groupe s’est progressivement diversifié et propose aujourd’hui une large palette de services : conseil, services informatiques, services bancaires et immobiliers, sécurité privée et fourniture de mobilier de bureau. Enfin, il a également une activité de médias (presse professionnelle et radio). 

Son fondateur et principal dirigeant exerce la profession de commissaire aux comptes. Or l’article L.822-10 du code de commerce interdit aux membres de cette profession l’exercice de toute activité commerciale autre qu’accessoire à l’exercice des activités comptables. Le Haut conseil du commissariat aux compte (H3C), autorité indépendante chargé de réguler la profession a, le 3 janvier 2022, introduit une procédure d’enquête et de sanctions pour exercice d’activités incompatibles avec la profession de commissaire aux comptes. 

Convoqué par la commission restreinte du H3C, le dirigeant de Fiducial a soutenu que l’article L.822-10 du code de commerce était contraire à l’article 25 de la directive 2006/123/CE sur les services dans le marché intérieur, souvent nommée « directive services », qui consacre le droit des prestataires à exercer conjointement des activités différentes et, s’agissant des professions réglementées, des activités pluridisciplinaires, sous réserve du respect des codes de déontologie. 

Il se réfère à la condamnation de la Belgique le 27 février 2020 (affaire C-384/18, « Commission contre Belgique ») en raison de l’interdiction nationale pour les experts comptables d’exercer des activités commerciales (même si des dérogations étaient possibles) et, dans le domaine des services, des activités d’intermédiation telle qu’agent immobilier ou l’activité bancaire. Dans cette affaire, la CJUE a rejeté les justifications proposées par la Belgique au motif qu’elles n’étaient pas suffisamment étayées et que des mesures moins contraignantes qu’une interdiction totale pouvaient être envisagées à l’instar d’un contrôle a posteriori de l’ordre professionnel ou de mise en place de mesures internes de prévention des conflits d’intérêt. 

Le H3C décide de sursoir à statuer et soumet, sur le fondement de l’article 267 TFUE, une question préjudicielle à la CJUE[1]. En substance, il demande si l’article 25 de la directive services s’oppose à l’article L.822-10 du code du commerce. 

Que pourrait répondre la Cour de justice de l’Union européenne ? 

Dans cette affaire, la CJUE devra tout d’abord déterminer si le H3C qui, en droit français, est une autorité indépendante, peut être regardé comme une juridiction ou, plus précisément, sa  formation restreinte qui est l’auteur de la question. Á défaut, la question préjudicielle sera irrecevable. Ce n’est que dans l’affirmative que la CJUE pourra dire pour droit dans quelle mesure l’arrêt rendu en 2020 sur les experts comptables belges est transposable aux commissaires aux comptes français. 

Sur la recevabilité : le H3C peut-il être qualifié de juridiction ? 

 Depuis 1966[2], la CJUE reconnaît la qualité de juridiction au sens du droit européen à des organismes n’ayant pas cette qualité en droit interne, notamment à des autorités indépendantes. 

Les critères jurisprudentiels ont été récapitulés, en particulier dans l’arrêt Dorsch Consult du 17 septembre 1997 (affaire C-54/96, point 23) : ils comprennent l’origine légale de l’organe et sa permanence dans le temps, le caractère obligatoire et contraignant de ses décisions, le respect du contradictoire, l’application, par l’organe, des règles de droit, ainsi que, point central, son indépendance. Sans entrer dans le détail des dispositions du code de commerce relatives aux missions et à l’organisation du H3C (articles L.821-1 à L.821-7) ainsi qu’à ses contrôles (articles L.821-8 à L821-15), on peut considrer que ces critères semblent ici réunis.

Cependant, la CJUE vérifie également que la procédure à l’origine de la question est bien juridictionnelle et non administrative, notamment lorsqu’un même organisme cumule des missions purement administratives avec d’autres missions, qui peuvent être dévolues à une juridiction. Elle l’a, par exemple, fait dans l’arrêt « Cityrail » du 3 mai 2022 (affaire C-453/20), relatif à une question posée par l’autorité tchèque de régulation des transports ferroviaires. 

De par ses missions de contrôle de la profession et d’enquêtes, le H3C s’apparente à une administration. Son rapporteur général, chargé de mener les enquêtes peut être saisi par différentes autorités mais peut également  s’autosaisir sur signalement et diligenter une enquête ; mais c’est sa « Commission restreinte » qui est seule compétente pour décider et prononcer les sanctions. Elle peut ainsi être comparée à une juridiction. Dès lors que ces différentes missions sont assumées par un même organisme, la CJUE vérifie qu’il existe une séparation fonctionnelle stricte entre l’organe de type administratif et l’organe de type juridictionnel de façon à ce que l’un ne puisse influencer l’autre. Cette contrainte paraît satisfaite dans le cas du H3C car les membres de cette autorité qui décident de traduire un commissaire aux comptes devant la commission restreinte ne peuvent faire partie de cette dernière et réciproquement[3]. Le fonctionnement du H3C comme autorité de poursuites disciplinaires peut ainsi rappeler le modèle du droit pénal, avec un rapporteur général, comparable à un procureur, chargé d’ouvrir et de superviser les enquêtes et, à l’issue de celles-ci, de proposer le cas échéant à la formation plénière du haut-conseil de déférer un professionnel devant la commission restreinte. 

Cependant, pour pouvoir être qualifié de juridiction, l’organisme doit, dans le cadre de la procédure, dans laquelle il pose la question préjudicielle, jouer à tout moment le rôle d’un tiers par rapport aux parties. Or, en cas de recours formé par le Commissaire aux comptes sanctionné devant le Conseil d’Etat, le H3C se retrouverait non plus juge mais partie défenderesse devant le Conseil d’État. L’article L.824-14 du code de commerce dispose en effet que « la personne sanctionnée ou le président du Haut conseil après accord du collège peut former un recours de pleine juridiction devant le Conseil d’État ». Le Conseil d’État est donc juge de premier ressort en cas de contestation de la sanction et non juge d’appel, ce qu’il devrait logiquement être pour que la Commission restreinte puisse être qualifiée sans hésitation de juridiction. Le fait qu’un organisme se retrouve ainsi partie en cas d’appel a conduit la CJUE à lui refuser, le 3 mai 2022 la qualité de juridiction dans l’arrêt « Cityrail » qui concerne l’Office tchèque pour l’accès aux infrastructures de transport dont les missions sont avant tout administratives mais qui peut être aussi amené à prononcer des sanctions.[4]

Si la CJUE déclarait la question du H3C recevable, il s’agirait donc d’une évolution notable de sa jurisprudence sur la notion même de juridiction. 

Sur le fond : la réglementation française est-elle suffisamment justifiée par l’intérêt général et mise en œuvre de façon proportionnée aux objectifs qu’elle vise ?

Si l’article 25 de la directive services pose comme principe le droit des prestataires de services à exercer conjointement plusieurs activités, il permet aux États membres de s’exonérer de son respect dans le cas des professions réglementées « dans la mesure où cela est justifié pour garantir le respect de règles de déontologie différentes en raison de la spécificité de chaque profession, et nécessaire pour garantir l’indépendance et l’impartialité de ces professions ».

La France peut donc limiter les possibilités pour les commissaires aux comptes d’exercer des activités commerciales, voire les interdire totalement, à condition que cela soit justifié par la déontologie – en particulier, la prévention de tout conflit d’intérêt. Dans la mesure où la prévention du conflit d’intérêt vise à protéger une valeur sociale fondamentale, on peut même considérer que l’article L.822-10 du code de commerce vise à protéger l’ordre public au sens que le droit de l’Union permet de donner à ce terme[5]. La réglementation actuelle peut donc trouver une justification en termes de raison impérieuses d’intérêt général.

Toutefois, les mesures mises en œuvre doivent également être nécessaires et adaptées, c’est-à-dire propres à préserver la valeur sociale considérée (ici, l’indépendance absolue des personnes chargés de contrôler l’exactitude des comptes d’entreprises cotées). Enfin, il doit être raisonnablement établi que des mesures moins contraignantes pour les professionnels ne seraient pas aussi efficaces par rapport à l’objectif d’intérêt général à atteindre. La réglementation française doit donc satisfaire à ce contrôle de proportionnalité et être conforme, non seulement à la directive services mais aussi, à terme, à la directive UE 2018/958 du 28 juin 2018 relative à un contrôle de proportionnalité avant l’adoption d’une nouvelle réglementation de professions.

En outre et surtout, elle doit être compatible avec les textes européens sectoriels qui régissent la profession, à savoir règlement UE n° 537/2014 du 16 avril 2014 relatif aux exigences spécifiques applicables au contrôle légal des comptes des entités d’intérêt public et la directive 2006/43/CE du 17 mai 2006 concernant les contrôles légaux des comptes. L’article 3 de la directive services établit en effet que les dispositions des textes sectoriels sont prioritaires sur les siennes, notamment lorsqu’elles leur sont contradictoires[6]

Ces deux derniers textes comportent des dispositions déontologiques applicables aux commissaires aux comptes : respect des principes d’indépendance, d’objectivité et même de scepticisme professionnel. En outre, ils sont tenus au secret professionnel et ne peuvent se trouver en situation de conflit d’intérêt. Il leur est ainsi interdit par l’article 5 du règlement n° 537/2014 de fournir certains services (conseil, gestion ou services financiers) qui participent directement à la gestion de l’entreprise ou à la définition de sa stratégie. Par ailleurs la directive 2006/43/CE leur impose de prendre toutes mesures raisonnables pour éviter que leur indépendance puisse être compromise, notamment par une relation d’affaire avec les clients dont ils contrôlent les comptes. 

Les États membres sont autorisés à prendre des dispositions plus restrictives que celles qui figurent au règlement n° 537/2014 pour parer au risque de conflits d’intérêts (article 5 du règlement). Ils peuvent en particulier compléter la liste des services qu’il est interdit aux commissaires aux comptes de fournir aux entreprises contrôlées si ces services sont susceptibles de porter atteinte à l’indépendance. Cependant, les interdictions supplémentaires doivent faire l’objet d’une liste transmise à la Commission. 

Ce même article 5 précise que, de manière générale, les Etats membres peuvent fixer des règles plus strictes sur les conditions dans lesquelles les commissaires aux comptes peuvent proposer des services autres que d’audit mais il ne précise pas si cela peut aller jusqu’à l’interdiction totale de toutes activités commerciales.

Enfin, le considérant 7 du règlement met en garde les commissaires aux comptes à l’égard de la dépendance excessive du cabinet par rapport à un seul client. Le considérant vise en réalité les seuls honoraires de contrôle mais le constat pourrait être élargi à l’ensemble des recettes en provenance d’un seul client. 

Finalement, les textes sectoriels ne semblent pas contenir de dispositions autorisant expressément les Etats membres à interdire aux commissaires le cumul entre leur activité réglementée et des activités commerciales…mais il n’en contient pas davantage qui leur interdiraient de le faire. 

Dans ces conditions, on peut penser que la CJUE s’appuiera finalement sur la directive services et l’arrêt « Commission contre Belgique » pour prendre sa décision. Il n’est donc pas assuré qu’elle admette l’interdiction totale d’exercice d’activités commerciales non accessoires, surtout dès lors que la directive 2006/43/CE et le règlement n° UE 537/2014 prévoit la mise en place, par les commissaires aux comptes eux-mêmes de mesures de prévention contre les conflits d’intérêts. 

Dans l’arrêt Commission contre Belgique, la CJUE a déjà rejeté l’argument selon lequel les activités commerciales peuvent être licites à condition de rester accessoires car l’article 25 ne prévoit pas cette possibilité. 

Dans le cas des commissaires aux comptes, on peut encore moins qu’avec les experts comptables, faire valoir les difficultés qu’il y aurait à organiser un contrôle a posteriori de la compatibilité d’autres activités avec le contrôle légal des comptes. D’une part, la CJUE réfute, de façon constante, l’argument des difficultés pratiques auquel les Etats membres sont parfois tentés de recourir mais, d’autre part et surtout, un contrôle a posteriori est déjà en place dans le cadre de l’assurance qualité (chaque cabinet est ainsi contrôlé par le H3C au moins une fois tous les 6 ans).

En revanche, on pourrait éventuellement avancer que la qualité même des prestations des commissaires aux comptes ne peut être préservée qu’en évitant une certaine dispersion de leurs activités qui doivent rester concentrées sur leur cœur de métier, ce qui contribue à garantir la stabilité du système financier dans son ensemble. Les commissaires aux comptes étant les garants de la fidélité des comptes des entreprises contrôlées à la réalité économique, leur activité est d’intérêt public. Sur ce point, on pourrait soutenir que les autorités compétentes doivent tout mettre en œuvre pour éviter que l’indépendance soit compromise, que ce soit directement par la présence de conflit d’intérêt ou indirectement par la dépendance à l’égard de clients importants car acquéreurs d’un grand nombre de prestations. Mais cette assertion devra probablement être étayée par des exemples concrets.

Quelles sont les perspectives ouvertes par la question du H3C à la CJUE ? 

Si la CJUE déclare la question irrecevable, mais que le H3C décide de sanctionner le dirigeant de Fiducial, sa décision sera susceptible d’un recours devant le Conseil d’État. Il serait logique que ce dernier pose à son tour cette question préjudicielle qui, sans aucun doute, sera cette fois recevable. Selon l’article 267 TFUE, il serait même dans l’obligation de la poser dans la mesure où il correspond au dernier degré de juridiction. 

Dès lors que les codes de déontologie d’un grand nombre de professions libérales réglementées comprennent l’interdiction de se livrer à des activités commerciales autres qu’accessoires, un arrêt de la CJUE, même s’il ne concerne dans un premier temps qu’une seule profession, ne manquera pas d’avoir des conséquences importantes sur la régulation des autres professions libérales réglementées. Des enjeux économiques importants pèsent donc sur ce dossier, bien au-delà de la seule profession de commissaire aux comptes. 

Pour terminer, on rappellera que Fiducial s’est déjà trouvé à l’origine d’une importante jurisprudence de la CJUE. En 2011, la Cour de justice avait répondu à une question préjudicielle du Conseil d’État qui portait sur la conformité de l’interdiction totale du démarchage commercial aux experts comptables à la directive services[7]. La CJUE avait dit pour droit que l’article 24 de la directive services « s’oppose à une réglementation nationale qui interdit totalement aux membres d’une profession réglementée, telle que la profession d’expert-comptable, d’effectuer des actes de démarchage ». Dans les années qui ont suivi cet arrêt, un certain nombre de restrictions relatives à la publicité et la communication commerciale de la plupart des professions libérales ont été assouplies, voire levées. À l’origine de cette question, on trouve la Société fiduciaire nationale d’expertise comptable qui, aujourd’hui n’est autre que la filiale d’expertise comptable du groupe Fiducial.


[1] La question peut être téléchargée sur le site de la CJUE : 

https://curia.europa.eu/juris/showPdf.jsf?text=&docid=276166&pageIndex=0&doclang=fr&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=2891212

[2] Arrêt du 30 juin 1966 dans l’affaire 61/65, « Vaassen-Göbbels »

[3] Articles L.824-4 à L.824-14 du code de commerce. On peut ainsi noter que le directeur général du Trésor, qui reçoit ses instructions du Gouvernement, est certes membre de droit du H3C mais qu’il ne participe pas à la commission restreinte. 

[4] Arrêt du 3 mai 2022 dans l’affaire C-453/20, « Cityrail », points 67 à71. Au point 69 de cet arrêt, la Cour dit pour droit que « une telle participation de l’Office à une procédure de recours, mettant en cause sa propre décision, constitue un indice que, lorsqu’il adopte celle-ci, l’Office n’a pas la qualité de tiers par rapport aux intérêts en présence, au sens rappelé au point 52 du présent arrêt ».

Voir aussi l’ordonnance du 12 décembre 2022, affaire C-204/22, « Úrad pre dohľad nad zdravotnou starostlivosť »,  points 73 et 74.

[5] Sur ce point, le manuel d’application de la directive services, publié en 2008 par la Commission, rappelle (p. 40) qu’au sens du droit européen, la notion d’ordre public s’interprète restrictivement comme impliquant l’existence d’une menace réelle et grave affectant un intérêt fondamental de la société.

[6] Application du principe bien connu selon lequel les lois spéciales priment sur les lois générales. 

[7] Arrêt du 5 avril 2011 dans l’affaire C-119/09, « Société fiduciaire nationale d’expertise comptable ».